Dr Pierre BENOIT, Belgrade, 22 mars 2015
Chiara LUBICH porte un esprit universel car elle puise à l’Esprit universel qui pour elle est l’Esprit-Saint, c’est-à-dire, en culture chrétienne, la réciprocité en Personne. En ce sens, l’eau qui coule de sa sagesse peut irriguer des territoires culturels très divers et se traduire dans des expressions différentes tout en accueillant ce qui, dans ces territoires, relève de cet Esprit universel, car il est Unité. Elle reçoit en 1996, le Prix UNESCO de l’Éducation pour la Paix et, en 1998, le Prix Européen des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe. _______________
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« Dès que ses professeurs commencèrent à le traiter en bon élève, il le devint véritablement: pour que les gens méritent notre confiance, il faut commencer par la leur donner » . Cette phrase est tirée d’un roman de Marcel Pagnol, un auteur du midi de la France, où je suis né. Commencer c’est la nouveauté : Commencer et recommencer sans cesse. Car l’étudiant, l’enfant, l’élève qui est devant moi est toujours nouveau. Comme chaque cours, chaque savoir et chaque jour… comme ce moment qui nous réunit. Toujours nouveau, mais aussi toujours autre : comme le ciel. D’ailleurs, l’intériorité de l’homme, éducateur ou éduqué peut être comparée à un ciel : espace à la fois changeant et immense. Commencer c’est donc aussi avoir le courage de se regarder soi-même et de regarder celui-celle que l’on éduque comme la page blanche de tous les possibles, de tous les devenirs : il […] devint. Il est question d’évolution, de découverte, de créativité… : l’opposé de ce que le professeur Avogadri désigne comme « l’involution » de « l’enfermement à l’intérieur de nos propres logiques formelles et conceptuelles [qui répond, certes, à une] recherche de sécurité [mais qui, alors, souvent] s’arrête à la répétition du même » . Le même : l’arrêt sur l’acquis de nos savoirs… l’arrêt sur l’image que nous avons de l’étudiant – ou du collègue – à un instant T… Le même qui est aussi l’enfermement sur moi-même : sur mon savoir, mon identité, mes savoir-faire. « À l’intériorité du “chez soi”, replié dans sa dure identité – le même – seul lieu à partir duquel les modernes estiment pouvoir énoncer une vérité, y compris sur autrui » le philosophe Levinas oppose l’extériorité » de l’autre qui « me renvoie à ma responsabilité envers lui ». Or, comme le dit le Petit Prince , « je suis responsable de ma rose ». Je suis responsable de mon élève, quel qu’il soit, celui que je n’ai pas choisi mais qui est devant moi, cette petite portion d’humanité en devenir. Chiara Lubich, dans un de ses écrits, propose de « regarder toutes les fleurs », de prendre soin non seulement de soi mais, en même temps, de l’autre aussi, de chaque autre autant que de soi. Ailleurs, elle souligne une autre posture éducative essentielle : celle de faire le premier pas vers l’autre : « être le premier à aimer », dit-elle. Être le premier à sortir de soi, à prendre le risque qui seul est source de créativité. Le risque éducatif. Le risque de la générosité, aussi. L’éducateur se doit d’être un modèle pour l’éduqué et il fait donc le premier pas. Or devient modèle et donc fait autorité celui qui donne. Je dirais plus : qui se donne. Le philosophe Fabrice Hadjadj écrit : « En saignez-vous ? Y a-t-il dans ce que vous transmettez quelque chose qui en vaille la peine, c’est-à-dire pour quoi l’on soit prêt à souffrir, parce que cela est source de vraie joie ?». Ce jeu de mot français entre enseigner et en saigner résume bien le lien vital et indissociable (mais trop souvent dissocié du moins chez nous en France) entre enseignement et éducation. « E-ducere, c’est mener hors. In-signare, c’est mettre dans. On éduque en faisant émerger ce qui se trouve déjà dans le cœur de l’éduqué. […] On enseigne quelque chose, tandis qu’on éduque quelqu’un […]. L’éducation vous entraîne à devenir homme, et plus précisément vous-même » . Le Rapport sur l’Éducation (UNESCO, 1996) recense quatre piliers de l’éducation : apprendre à connaître (savoir-apprendre), apprendre à faire (savoir-faire), apprendre à être (savoir-être) et apprendre à vivre ensemble. Enseigner relèverait davantage du savoir-connaître, et éduquer du savoir-être. Or il ne m’est pas possible de faire advenir l’être de l’éduqué sans advenir à mon être propre en même temps que l’autre et avec lui. L’éducation est solidarité et réciprocité. C’est ici que Chiara Lubich fait une proposition qui va encore plus loin que la seule sortie du Même. Là où Levinas invite à « sortir du concept du moi [et ainsi de] répondre de responsabilité » envers l’autre, en allant jusqu’à « perdre radicalement sa place ou son abri dans l’être » , Chiara Lubich offre la vision du monde comme jardin. La compétence éducative du savoir-être, qui précède et conditionne celle des savoir-faire, devient, avec elle, un savoir-ne-pas-être… pour être. Nous sommes ici en présence d’une proposition d’une grande profondeur et d’une grande audace. Ne pas être est un grand risque, un énorme pari . Mais ne pas être seulement moi – limité, pour ainsi dire, à moi – peut me permettre d’être plus si j’accueille avec moi… plus encore : à l’intérieur de moi, celui que Levinas nomme « l’autre homme ». L’autre peut alors devenir pour moi une valeur ajoutée. Être enseignant ou apprenant, c’est savoir prendre le risque de se détacher de sa richesse propre en tant qu’individu – cette « personnalité unique et inclassable » dit Kierkegaard – pour accueillir l’être et le connaître de l’autre et, partant de là – partant du nous – construire un être-ensemble, un « abri d’être commun » avec l’autre, avec le monde de l’autre. « Le monde de la personne », d’Emmanuel Mounier construit alors un monde nouveau et inédit avec le monde de l’autre personne . Chiara, qui a également reçu un Doctorat Honoris Causa en Pédagogie, invite chacun de nous à élargir notre horizon mental et culturel et à « regarder toutes les fleurs » du jardin de l’humanité, du jardin d’enfant à l’université et au monde comme université, c’est-à-dire lieu qui tend à l’universel. Or ce sens de l’Un (l’homme avec l’autre homme, l’éducateur avec l’éduqué, la culture avec l’autre culture etc.) … ce sens de l’Un est l’essence du charisme de Chiara Lubich. Il est donc évident qu’une telle perspective éducative peut être accueillie par l’UNESCO, où je représente l’O.N.G. New Humanity qui est le laboratoire de pensée et d’action de ce charisme... Parmi les recommandations que l’UNESCO adresse aux instances éducatives de toutes les aires culturelles, on note l’inclusion, l’initiative des jeunes, le sens de la créativité et de la participation, les savoir coopérer et vivre ensemble, la responsabilité, l’inclusion, l’apprentissage tout au long de la vie ou encore l’égalité entre tous…
Pour la période 2014-2021, en particulier, l’objectif stratégique est l’Éducation à la Citoyenneté Mondiale (Global Citizenship Education). Or, en 1972, déjà, Chiara Lubich s’adressant aux jeunes, leur disait : « Le monde […] se découvre dans des liens de réciprocité […]. Nous vivons à une époque où il faut que les jeunes se forment […] à une mentalité mondiale [celle de] : l’Homme-Monde, de la Femme-Monde » .
« Il faut cultiver notre jardin » pourrait dire Chiara Lubich dans un sens plus universel que celui où l’entendait Voltaire. « En général », dit-elle, les hommes « qui tendent à la perfection […] regardent et admirent une seule fleur. Ils la regardent avec amour, dans sa totalité et dans tous ses détails, mais ne regardent pas tant les autres » . Nous regardons notre personne, notre savoir-faire, notre matière, notre école, notre université, notre pays, notre culture, notre mentalité et nous en prenons soin, nous les cultivons. Et c’est notre devoir – et notre bonheur – de le faire. Mais à cette heure de l’histoire de l’humanité où certains courants voudraient nier l’altérité, Chiara Lubich nous propose une culture nouvelle (aux trois sens étymologiques de culture) : prendre soin, honorer, et habiter. Prendre soin de l’autre – aussi – et honorer l’autre – aussi – … afin d’habiter ensemble le jardin de notre monde redevenu hospitalier. Najlepše hvala za pažnju (Merci de votre écoute)